Citoyens, défenseurs de la Nation, cavaliers et amis,
Un vent frais souffle sur les plaines vallonnées de France jusque dans les steppes de Russie. D’après moi, il est possible de trouver la fierté d’une armée défaite en remontant le fleuve de ses défunts jusqu’aux sources de sa gloire.
J’ai bien l’impression que l’aigle impérial volant de clocher en clocher a dû retourner dans son nid pour une ultime défense en délaissant une partie de ses enfants sur les routes enneigées.
C’est en repassant sur les sentiers de la guerre que je me rends compte du chemin parcouru. Je revois défiler devant mes yeux non pas la Grande armée en ordre de marche mais le visage des compagnons d’armes rencontrés et des frères perdus.
L’armée m’a beaucoup pris mais elle m’a aussi beaucoup donné. Ce temps passé aux entraînements, dans les tentes et sur les champs de batailles me fait relativiser sur cette partie non négligeable de ma vie. Une période où les visages défilaient et où d’autres restaient pour finalement devenir de véritables frères d’armes. Une période où même dans l’attente de l’ordre funeste de charge, dans l’odeur âcre de la poudre et dans le vacarme assourdissant des épées je pouvais retrouver une paire d’yeux amicaux dans lesquels je pouvais plonger mon regard.
Aujourd’hui, les pertes sont trop nombreuses, les victoires deviennent rares, et même quand elles sont au rendez-vous, celles-ci ne sont là que pour couvrir notre retraite. Aux visages juvéniles ne succèdent que des visages usés par le temps. Même ces vétérans deviennent de moins en moins nombreux. La patrie ne produit plus assez d’hommes pour venir recomposer nos rangs. L’engouement pour l’idéal que nous portons ne mobilise plus. Peut-être est-il temps de tourner la page et d’admettre une vaillante défaite ?
C’est avec les mains gelées et la faim me tiraillant le ventre que j’écris ces derniers mots à mes seuls fidèles, à mes compagnons de régiment.
Bien plus qu’une bande de cavaliers, ce fut une bande d’amis. Ce fut un honneur de servir sous les ordres de mes officiers, ce fut un honneur de me battre aux côtés de mes compagnons, ce fut un honneur de gagner et de perdre tous ensemble.
Peut-être mon enfant demandera à ma femme si j’étais un héros. J’espère qu’elle lui répondra: “Non, mais il a servi dans un régiment de héros”.
J’attendrais sous ce grand chêne ma dernière heure. Que ce soit la faim ou une lame de cosaque pourchassant notre arrière-garde, je garderai serré dans ma main mon sabre et cette lettre lorsque j’expirerai mon dernier souffle car, comme le dit notre devise, je périrai les armes à la main !
Colonel Exofrance du 5e Régiment de Hussards.